vendredi 1 janvier 1999

 Cire


On reconnaît la cire à son odeur. On inspire et les narines s’imprègnent : on éprouve rapidement une montée d’excitation enfantine engendrée par le plaisir de ce parfum. Cet attrait olfactif est sans aucun doute intrinsèque à la chimie interne de la cire ; une composition dont les abeilles conservent le secret. Forte et dense, l’odeur de la cire d’abeille pourrait s’apparenter à une odeur corporelle humaine : on pense à la cérumen de notre conduit auditif mais on peut imaginer bien d’autres localisations encore… On ne saurait dire si la similarité de l’odeur est objective ou subjective, on peut néanmoins avancer que la mémorisation de l’odeur de la cire est associée à des souvenirs corporels.


La sensation produite par la cire peut aussi être rattachée au souvenir tactile que l’on conserve en mémoire. Se souviendrait-on, à son odeur, de son toucher ? Ramollie par la flamme, la cire est d’un contact intime.  Notre doigt palpe et s’enfonce légèrement dans cette matière grasse et collante, puis se retire. Cette expérience corporelle associe toucher et odorat ; elle permet d’accéder à un mode de connaissance par le biais du ressenti, comme tout contact charnel. De façon plus générale, elle permet de saisir l’impact du contact sur nos corps : lorsque notre doigt s’enfonce dans la cire, son image en creux demeure. L’empreinte que nous laissons sur les choses lorsque nous les touchons est mise en évidence par cette expérience. On prend conscience que toute pratique tactile est à la fois un apprentissage de l’extérieur et une façon d’apprendre à se connaître. 


Pour comprendre la cire, il faut connaître sa nature polymorphe. On la qualifie d’équivoque car elle nous renvoie à un paradoxe : la cire chauffée est fluide et mouvante, elle est une métaphore du vivant ; lorsqu’elle refroidit et se rigidifie, elle serait comme morte. Inversement c’est en prenant forme et empreinte qu’elle incarne le vivant ; quand on la fond de nouveau, elle retourne à l’informe. Dans ses champs d’application, la cire est aussi ambivalente : utilisée pour ses qualités d’empreinte et sa ressemblance avec la chair, sa vraisemblance produit un effet étrange. On s’interroge sur  ce qui semble vrai et qui est faux : un jeu d’attraction-répulsion se met en place avec les représentations en cire car elles opèrent sur cette double apparence contradictoire du vivant et du mort, de l’animé et de l’inanimé. Cette impression provoquée par les figures en cire a été mise en avant comme un cas d’inquiétante étrangeté (E Jentsch). De plus, le rôle social d’intercesseur dans la religion et la magie des images en cire lui donne un pouvoir qui redouble ce sentiment de fascination et de crainte. 


Ainsi la plasticité de la cire serait troublante, mais son effet ne s’arrête pas là. Plus qu’une simple matière physique, la cire est matière à penser. Elle permet, pour qui s’en saisit, de se questionner sur la nature-même des choses et des phénomènes. L’évanouissement du morceau de cire est l’exemple que prend Descartes pour faire entendre la suprématie de l’intelligible sur le sensible. Quant à Merleau-Ponty, il se sert du morceau de cire pour démontrer que l'objet perçu renferme déjà une structure intelligible : dans la nature de la cire et son comportement résiderait son essence. 


Passant de mélasse odorante et sensuelle à substance évanescente, la cire est connue de nous pour sa capacité à changer d’état, et surtout à se définir comme matière indéfinie. Echappant grâce à sa réversibilité à toute certitude, elle joue des métamorphoses, fixant provisoirement un sceau, des marques et des influences… Nous pouvons ainsi nous familiariser un temps, et croire, mais sa mutabilité fragilise cette pérennité. C’est ce que nous enseigne la cire dans cette parenté généalogique aux substances que l’on utilise pour leur plasticité, ductilité, élasticité, dilatabilité, conductivité… autrement dit pour leur mobilité. A l’atemporalité et la constance d’un matériau, nous préférons aujourd’hui sa capacité à muter, son originalité et ses qualités dites secondes (saveur, odeur, tactile...). Plus qu’un exemple, la cire est exemplaire et sa nature mouvante - émouvante - peut aujourd’hui, enfin, jouer  en sa faveur…


Sarah Roshem / Bells Angels2011